La dénonciation par
la Justice d’une stratégie de manipulation de l’opinion
Le procès ouvert le 14 Mai à Nanterre contre Jacques Servier
et ses co-prévenus, annoncé comme gagné d’avance par les parties civiles, a été
reporté dès le 21 Mai. Le tribunal correctionnel de Nanterre a décidé le report
du procès pénal, après avoir jugé « sérieuse » une question
prioritaire de constitutionnalité (QPC) soumise par les avocats de Servier,
qu’elle a décidé de transmettre à la Cour de cassation. Pour faire simple, la
défense de Servier conteste la possibilité d’être jugé en citation directe à
Nanterre alors qu'ils sont mis en examen pour les mêmes faits de tromperie
aggravée au TGI de Paris et que nul ne peut être jugé deux fois pour le même
délit.
Le tribunal de Nanterre a jugé que les droits et libertés de la défense
pouvaient être mis en cause « puisque
les prévenus (...) de Nanterre par voie de citation directe, mis en examen pour
les mêmes faits (...) à Paris ne pourraient par exemple pas produire des pièces
couvertes par le secret de l'instruction ou placées sous scellés »,
n’autorisant pas le tribunal à « juger
dans le respect des droits des parties ni de garantir un procès
équitable ».
Si le point de droit soulevé est important, le préambule développé par
la juge, Isabelle Prévost-Desprez, pour motiver sa décision, constitue un
évènement d’égale importance dans le traitement médiatique, tant il se montre exceptionnellement
dur à l’endroit des avocats de parties civiles. La juge dénonce
l’instrumentalisation d’une procédure à des fins de communication médiatique et
au détriment de toutes les règles d’un procès pénal :
- « Il n’appartient à aucune partie de décider ni d’imposer son calendrier, fût-il médiatique ou judiciaire, en bafouant les règles fondamentales du procès pénal »
- « Il ne saurait être imposé à aucun juge (…) un dossier tronqué au motif que la justice doit passer vite et donc dans n’importe quelles conditions »
- « Il n'appartient pas aux parties de dicter leur décision aux juges en instrumentalisant l'opinion publique.»
La charge est lourde, et dénonce une atteinte grave aux
principes mêmes du droit et au fonctionnement de la Justice.
Du procès de Nanterre
aux procès de Moscou
L’intérêt de ces commentaires réside dans leur
singularité : c’est la première fois qu’un tribunal dénonce publiquement
une manœuvre de manipulation de l’opinion publique ; ce premier procès que
tous les médias présentaient comme le début de la fin pour Jacques Servier et
son groupe, se révèle être une gigantesque manœuvre d’instrumentalisation de l’opinion.
Les commentaires de la juge dénoncent une stratégie de communication, dont nous
avons pu antérieurement mettre en évidence les ressorts et les acteurs, qui ne
se limitent manifestement pas aux seuls avocats des parties civiles. Le procès
de Nanterre devait constituer le point d’orgue d’un procès déjà mené tambour
battant dans les médias ; ne manquait que la confirmation spectaculaire
d’une culpabilité proclamée depuis 2 ans dans les medias, par une condamnation
pénale qui semblait être acquise … C’est l’inverse qui s’est produit, lorsque
la Justice, par l’intermédiaire de la juge Isabelle Prévost-Desprez, est venue
brutalement rappeler aux avocats, aux medias et à certaines personnalités,
qu’elle ne saurait être manipulée et qu’elle était garante du respect du droit.
La réalité judiciaire et son impartialité sont venus heurter
de plein fouet ce qui apparaît rétrospectivement comme une construction
fictionnelle magistrale ; les nombreux articles qui avaient « étayé »
au cours des mois les certitudes sur la culpabilité de Servier, apparaissent
dès lors, pour ce qu’ils sont : les pièces d’une gigantesque manipulation
de l’opinion dont la validité est clairement ébranlée : expression d’opinions
« péremptoires » et « intéressées » de personnalités
politiques, divulgation opportune et partielle de pièces de l’instruction en
cours et de « pseudo » preuves, témoignages « anonymes »
d’anciens employés, publication de « projections » statistiques dont
la méthodologie est largement critiquée … C’est la validité et la crédibilité
de centaines de publications médiatiques, qui sont ainsi brutalement remises en
question.
Fait sans précédent, en condamnant une stratégie de
communication, le juge en valide l’existence. Ce qui est dénoncé n’est pas une
simple manipulation technique, mais le dévoiement de la procédure pénale,
l’instrumentalisation de l’opinion persuadée d’une culpabilité que la Justice
n’a pas encore établie, et que les détracteurs de Servier se faisaient forts de
faire reconnaitre sans preuves. Au-delà, c’est l’instrumentalisation du procès
de Nanterre qui a été condamnée par la juge ; un véritable procès « spectacle »
où se pressaient nombre de journalistes dont les premiers articles laissent peu
de doute sur leurs convictions que les jeux étaient faits, et qu’ils venaient
rendre compte d’une mise à mort. Le procès de Nanterre prenait dangereusement
des allures de procès de Moscou.
Comment passer de
l’offensive à la défense ?
Suite à la décision de report, les commentaires des avocats
des parties civiles et de personnalités comme Irène Frachon ou le député Gérard
Bapt, éclairent d’ailleurs les intentions qu’ils poursuivaient à travers cette
procédure, risquée sur le plan judiciaire mais extrêmement payante sur le plan
médiatique. Au-delà des arguments développés sur la nécessité d’un procès
rapide dans l’intérêt des victimes, il s’agissait d’obtenir une première
condamnation publique à grand spectacle, permettant de consolider les positions
avant le procès de Paris qui s’annonce moins facile qu’annoncé. Il s’agissait
aussi de lancer un avatar de « Class Action », une procédure
n’existant pas encore en droit français mais qui constitue une revendication
importante de la part d’un certain nombre de groupes de pression politiques ou
associatifs.
La désignation et la dénonciation par un juge, d’un
dispositif de communication et d’influence patiemment mis en place par les
opposants les plus actifs des Laboratoires Servier, met à mal une stratégie de
manipulation qui par essence, devait rester cachée. Il était donc logique que
le dévoilement de la stratégie d’instrumentalisation de l’opinion attire l’ire
de ces acteurs à la manœuvre qui n’ont pas tardé à adopter une stratégie
défensive coordonnée.
- Ainsi, Gérard Bapt ex-coprésident de la mission d'information sur le Mediator et la pharmacovigilance a-t-il suggéré dès le 21 Mai, que « l'objectif final est que ce dossier ne puisse venir que dans des années devant un tribunal » . http://www.apmnews.com/Mediator-pas-de-proces-avant-au-mieux-2013-NS_226185.html
- Irène Frachon, la pneumologue brestoise à l’origine de l’affaire, et qui devait témoigner lors du procès, se voit offrir dès le 26 Mai, une tribune par le Nouvel Obs dont l’implication partisane sur l’affaire ne se dément pas (l’article est par une « auteur parrainé par Sophie Des Deserts », dont les articles sur Servier relèvent systématiquement moins de l’information que de l’influence bien comprise). Elle se livre à une charge sans concession contre la juge dont elle suggère que la position relèverait « d’un étonnant règlement de compte personnel » et contre le fonctionnement de la Justice qui « ne daignerait pas s’écarter de sa sérénité pour instruire et sanctionner » et dont les juges auraient voulu, « une fois encore, s’abriter derrière des questions de procédure » : des déclarations malencontreuses dont on ne peut que souhaiter qu’elles soient dictées plus par le dépit que par une conception « expéditive » de la Justice.
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/558696-proces-du-mediator-repousse-les-victimes-abasourdies-et-moi-aussi.html - Enfin, dès le lendemain, le 27 Mai, ce sont les principaux avocats des parties civiles, Martine Verdier, Charles Joseph-Oudin et François Honnorat, qui mettent en cause la juge Isabelle Prevost-Desprez dont ils n’ont pas apprécié la position très critique à leur endroit, et qui veulent obtenir son dessaisissement, alors même qu’ils en louaient il y a peu l’indépendance et l’impartialité. Le président du tribunal de grande instance de Nanterre ne voit pourtant aucune faute de sa part … http://www.lejdd.fr/Societe/Justice/Actualite/La-juge-du-Mediator-Isabelle-Prevost-Desprez-est-soupconnee-de-partialite-514262/
Cette dénonciation gêne également les medias, qui ont sans
cesse privilégié l’émotion et l’exercice spectaculaire du lynchage médiatique
au détriment de toute rationalité et analyse critique.
Ainsi, la plupart des medias, peu enclins à se déjuger,
rendent-ils compte d’un report du procès « pour
une question de procédure », voire d’une « victoire procédurale pour Servier » avec
l’objectif affiché de « gagner du
temps » : une posture d’information minimaliste sinon tendancieuse,
qui tente de maintenir la fiction et le suspens d’une lutte entre « David
et Goliath », le défenseur du « bon droit » et des valeurs
contre un monstre puissant et procédurier… En matière de Presse, les
explications simplistes sont, semble-t-il, toujours les meilleures, et
permettent de faire l’économie d’une remise en question des nombreuses
publications et prises de position partisanes antérieures.
De la fable à
l’information
Pourtant, les éléments d’information susceptibles de nourrir
le débat et d’éclairer l’affaire ne manquent pas sur le Web ; on les
trouve sur des sites et des blogs spécialisés bien loin de la rhétorique
journalistique des Medias Mainstream, et ils se montrent extrêmement critiques
vis à vis des manœuvres des opposants à Servier, sur le fond comme sur la
forme. Les critiques se répartissent sur plusieurs
thématiques :
Le principe de la citation directe initiée par les avocats
des parties civiles devant le tribunal de Nanterre, avaient fait depuis
longtemps l’objet d’interrogations sur son bien-fondé, sinon de critiques sans
concession, notamment de la part d’avocats et de spécialistes du droit … Elles
n’avaient, bien entendu, pas fait l’objet d’un minimum d’attention de la part
de la Presse, dont les journalistes ne se montrent décidément ni très curieux,
ni très critiques ….
Sur le site de Riskassur, ( http://www.riskassur-hebdo.com/actu01/actu_auto.php?adr=2205121729
) la procédure de citation directe est jugée inappropriée et déconseillée en
l’espèce « D'une manière générale,
une citation directe aboutit rarement à une condamnation, faute par son auteur
de réunir l'élément de preuve de la constitution du délit pénal invoqué, en
l'absence d'une enquête diligenté par le procureur de la République et sans
intervention d'un juge d'instruction. », et présentant des risques
pour les plaignants, de perdre la caution versée et de s’exposer à être
condamné au paiement des frais de justice.
Sur le Blog « Les Actualités du Droit » tenu par
Me Gilles Devers, la charge est encore plus critique ( http://lesactualitesdudroit.20minutes-blogs.fr/archive/2012/05/22/mediator-le-naufrage-d-une-procedure-spectacle.html
). Dans un article publié le lendemain de la décision de Nanterre, il fustige
tout à la fois :
- Une
procédure vouée à l’échec : « Le
14 Décembre (date fixée de l’audience relais) On verra… ce qu’il reste de cette
malheureuse citation… ».
- Les
motivations des avocats des parties civiles à avoir engagé une procédure de
citation directe distincte de la procédure instruite au pôle Santé du TGI de
Paris : « Ne racontons pas d’histoire : c’est un truc d’avocat pour
passer à la télé ».
- La réalité
d’un procès qualifié de « tronqué » par la juge elle-même : « L’évidence, c’est le procès tronqué. On coupe artificiellement une part du
dossier, avec quelques victimes consentantes, et ont fait un petit procès en
espérant avoir une première condamnation avant les autres … on focalise sur Jacques Servier alors qu’il y a bien d’autres
intervenants, et que se pose de plus en plus la question de l’AFSSAPS ».
- les risques majeurs encourus par les parties civiles « embarquées dans cette aventureuse affaire » : «
…si la citation directe est médiatiquement belle, elle est juridiquement
fragile … Aussi, les victimes prennent un risque insensé en se privant du
dossier d'instruction, et elles s'exposent à perdre le procès sans avoir fait
valoir tous leurs arguments ».
Ce cas illustre, s’il en était besoin, le problème de la
crédibilité d’une information par les medias Mainstream qui relève désormais
plus d’un principe et d’un mécanisme de propagande et d’influence, que d’une
mission d’information des citoyens. Au-delà, la révélation et la dénonciation
d’une stratégie d’instrumentalisation de l’opinion impliquant à la fois des
politiques et des Medias, a rarement été mise au jour de manière aussi
limpide ; elle promet à court terme, une bataille homérique dans laquelle
l’ensemble des acteurs impliqués risquent très gros en terme de crédibilité et
de réputation.